L’Union européenne a publié mercredi 28 février dernier la première version du traité scellant le Brexit. Cette première version a provoqué de vives réactions côté britannique, notamment sur les trois sujets sensibles du Brexit, à savoir le sort des expatriés, l’avenir de la frontière irlandaise et bien entendu le montant du divorce.

Décryptage par Aurélien Antoine, professeur de droit à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne et responsable de l’Observatoire du Brexit .

« La publication du projet du 28 février est un moyen efficace de faire pression sur Theresa May »

Quels sont le contenu et la portée du projet de la Commission ?

Pour Michel Barnier, négociateur en chef de l’Union européenne sur le Brexit, il s’agissait de traduire en termes juridiques le rapport conjoint qui avait été révélé par les deux parties le 7 décembre 2017. Le document contient 119 pages et 168 articles auxquels sont annexés des protocoles dont le plus abouti est celui portant sur la relation entre les deux Irlande. Malgré le contenu détaillé du projet, il n’est qu’une proposition de la Commission qui ne préjuge en rien de ce qui sera décidé définitivement en octobre 2018, date de l’accord de retrait. Le Royaume-Uni n’aura d’ailleurs l’occasion de discuter de ces 119 pages avec la task-force qu’après les 27 États membres et le Parlement.

Si la valeur juridique du texte est pour l’heure nulle, sa portée politique est indéniable. Michel Barnier l’a assumé à demi-mot : montrer aux Britanniques que l’Union européenne progresse sans se diviser ; et que, contrairement au gouvernement de Theresa May, la task-force formule des propositions concrètes et cohérentes. Dans un contexte où les Britanniques sont dans l’incapacité d’en faire autant, les négociateurs européens ont toute latitude pour présenter un projet qui consacre leurs vues. Finalement, la publication du projet du 28 février est un moyen efficace de faire pression sur Theresa May.

En quoi ce projet heurte-t-il les positions britanniques sur l’accord à conclure en octobre 2018 ?

La majeure partie du projet n’est pas une surprise. La Commission a repris ce qui avait été accepté par les deux parties lors de la première phase des négociations, en particulier sur les droits des citoyens et sur les dispositions budgétaires. En revanche, les discussions qui se sont étalées de mars à décembre 2017 laissaient en suspens nombre de questions. C’est sur les aspects les plus sensibles que Theresa May a eu des mots assez rigoureux dans une intervention aux Communes. Évoquant la problématique nord-irlandaise, elle a parlé d’atteinte à l’intégrité constitutionnelle de son pays. En effet, le protocole rédigé par les juristes de la Commission prévoit une zone commune réglementaire entre les deux Irlande. Elle supposerait le maintien des règles du marché commun pour l’Irlande Nord qui, pourtant, appartient au Royaume-Uni qui veut s’en abstraire.

Dès lors, la frontière serait déplacée en mer d’Irlande. Les douanes se retrouveraient aux ports et aéroports du Royaume-Uni. Il en découlerait une séparation juridique entre l’Irlande du Nord et les trois nations britanniques que sont l’Angleterre, l’Écosse et le Pays de Galles. Autrement dit, nous assisterions à une réunification de l’Irlande par le droit de l’UE. Le Democratic Unionist Party, l’allié aux Communes des conservateurs, rejette cette perspective. Il convient également de préciser que les Écossais, hostiles au Brexit, pourraient exiger les mêmes avantages que l’Irlande du Nord. Alors que le rôle des entités dévolues apparaît toujours aussi limité dans le processus du Brexit, la solution proposée dans le projet est une menace patente pour l’unité du Royaume-Uni.

Le deuxième sujet qui braque le Gouvernement britannique est la période de transition. À la lecture du projet, un sentiment domine : voulus par Theresa May, les 19 mois d’adaptation consentis jusqu’au 31 décembre 2020 par les négociateurs européens n’ont rien de transitionnels. La partie 4 du projet (articles 121 et s.) réaffirme l’application stricte du droit de l’Union européenne durant la transition. Cette logique innerve l’ensemble du texte. Par exemple, la task force n’a pas fait droit à aux desiderata britanniques initiaux de traiter moins favorablement, à la fin de la période de transition, les citoyens qui seront arrivés au Royaume-Uni avant le Brexit effectif. Theresa May a fini par se soumettre à cette exigence, mais à contrecœur. Dans le même esprit a été écartée la demande du Royaume-Uni consistant à pouvoir s’opposer à l’application d’une nouvelle règle européenne qui entrerait en vigueur pendant la transition. À ces aspects substantiels s’ajoute une dimension institutionnelle et procédurale préjudiciable au Royaume-Uni : il est exclu de nombre de procédures de décisions et de coopération au sein des institutions de l’Union, sauf dans des cas exceptionnels. Un dispositif de sanction pécuniaire est aussi retenu contre l’État britannique en cas de non-respect du traité de retrait et du droit de l’UE qui inclut les décisions de la Cour de Justice durant la période de transition (article 165).

C’est d’ailleurs à propos de la CJUE que le raidissement britannique peut enfin se comprendre. La compétence de la juridiction est largement reconnue par le projet, et ce, bien au-delà de la période de transition : elle continuera de s’imposer pour l’Irlande du Nord dans le schéma retenu par la Commission, ou encore en cas de contentieux non résolu par la Commission mixte chargée de la supervision de la mise en œuvre du traité (articles 157 et s.).

Notons que le projet aborde bien d’autres champs qui sont potentiellement conflictuels. Nous pensons, en particulier, aux futurs statuts de Gibraltar et des bases militaires établies à Chypre qui ne sont pas réglés, ou à la possibilité pour la Commission de vendre et transférer dans certains cas du matériel nucléaire civil stocké au Royaume-Uni (art. 79[3][a]).

Des alternatives juridiques sont-elles envisageables aux solutions proposées par l’Union européenne ?

La proposition du parti travailliste pourrait être pertinente, même si elle est encore imprécise. Elle s’inspire de l’union douanière en vigueur entre la Turquie et l’UE. Préservant la liberté de circulation des biens, elle éviterait le rétablissement d’une frontière entre l’Irlande et le Royaume-Uni. La compétence de la Cour de Justice serait exclue, de même que la libre circulation des personnes et la contribution au budget européen.

En revanche, un tel cadre empêcherait le Royaume-Uni de négocier ses propres accords commerciaux avec des États tiers. S’il est loin d’être évident que cette question ait été au cœur des motivations des citoyens qui ont majoritairement voté en faveur du Brexit, le gouvernement conservateur considère que le seul profit à en retirer serait d’aboutir à de nouveaux traités de libre-échange plus avantageux pour les entreprises britanniques. Selon l’Observatoire du Brexit, il est temps que les Britanniques établissent, pour leur part, un canevas juridique cohérent, en s’inspirant du droit existant et en faisant preuve d’innovation juridique.

Surtout, l’avenir de la paix en Irlande doit être prioritaire par rapport à toute autre discussion. Or il n’y a pas d’alternative que d’accepter une union douanière pour trancher ce nœud gordien, et pas seulement entre les deux Irlande. Tout en excluant la solution des travaillistes, Theresa May, dans son discours du 2 mars a accepté le principe d’une zone de libre-échange approfondie avec l’Union, mais qui devra être sui generis. Malgré les précisions apportées par la Première ministre britannique, ce type d’accord reste donc à inventer, à rebours de ce que Michel Barnier soutient.

Par Aurélien Antoine