Mila, une lycéenne de 16 ans, avait pris l’habitude de partager ses avis sur sa page Instagram. Dans une de ses vidéos où elle parle de son homosexualité, un abonné lui fait des avances. Après son refus, ce dernier aurait été insultant.  Mila a alors critiqué l’Islam dans une vidéo.

Massivement relayée sur les réseaux sociaux, une vague de menaces de mort et de viol à l’encontre de la jeune femme s’en est suivie. Plusieurs responsables politiques ont publiquement pris la défense de Mila tandis que d’autres, comme la Ministre de la Justice, Nicole Belloubet, ont assimilé la critique des religions à une atteinte à la liberté de conscience.

Deux enquêtes judiciaires ont été ouvertes: l’une vise les menaces de mort, l’autre avait pour objet de déterminer si les propos de l’adolescente relevaient de la « provocation à la haine raciale ». Cette dernière a été classée sans suite il y a quelques jours.

Décryptage par Nathalie Droin, Maître de Conférences HDR de droit public à l’université de Bourgogne.

« On peut critiquer et même tourner en dérision la religion mais on ne peut pas offenser et attaquer directement les croyants »

La liberté de conscience autorise-t-elle le blasphème ?

Principe fondamental reconnu par les lois de la République[1], contenue dès la première phrase de la loi du 9 décembre 1905[2], la liberté de conscience est communément définie comme la faculté pour chacun d’adopter librement la doctrine religieuse ou philosophique de son choix et de pouvoir agir en conséquence. Elle induit notamment que la République doit garantir à tous les citoyens une protection contre les violences et discriminations dont ils pourraient être victimes quand ils exercent cette liberté. De ce fait, ils doivent être protégés contre toute entreprise qui viendrait les contraindre dans leur conscience et ne peuvent être interdits de critiquer la religion, autrement dit de blasphémer.

Le délit de blasphème qui vise à sanctionner tous ceux qui outragent la religion ou la divinité ne figure en effet plus au titre des délits prévus par la loi française. Régulièrement sanctionné depuis l’ancien droit français, sa dernière formulation était constituée du délit d’outrage à la morale publique et religieuse, introduit en 1819, et  de celui d’outrage contre les dogmes et les rites des cultes reconnus en France, consacré en 1822. Tous deux ont été abrogés au titre de la suppression des délits d’opinion lors du vote de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, communément présentée comme l’une des plus grandes œuvres libérales de la Troisième République.

Ainsi, avant même la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat, il a été jugé que la liberté d’expression impliquait la libre critique des religions et que ne devaient plus être poursuivis les individus livrant une opinion sur la religion, soit via un discours critiquant ses dogmes et ses rites, soit via un dessin tournant en dérision l’un de ses objets sacrés.

Une seule exception a perduré jusqu’à peu s’agissant de l’Alsace et de la Moselle, allemandes au moment du vote de la loi sur la presse, à l’article 166 du Code pénal local qui  prévoyait la répression de « celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement Dieu». Tombé en désuétude depuis 1919, il a été abrogé par la loi du 27 janvier 2017 relative à l’égalité et à la citoyenneté.

Comment le juge distingue-t-il la provocation à la haine et l’opinion personnelle ?

A l’instar de l’ensemble des délits de presse, le délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une religion déterminée, invoqué dans « l’affaire Mila », suppose la réunion de trois éléments afin d’être légalement constitué.

La précision de ces éléments est un gage de sécurité juridique et une preuve du caractère libéral de la loi sur la presse de 1881. Elle permet en effet d’échapper à l’accusation de réintroduire un délit d’opinion, délit caractérisé par l’imprécision de ses éléments constitutifs et des intérêts défendus ainsi que par l’arbitraire des poursuites et des peines induites, et qui conduit à l’incrimination d’une opinion pour ce qu’elle est. Elle a, ainsi, dans le contexte de la conciliation entre la liberté d’expression et le respect des croyants, pour objet d’empêcher le rétablissement du délit de blasphème.

C’est la réunion de ces éléments constitutifs qui va permettre au juge de sanctionner le discours provoquant à la haine et de laisser hors du champ de la répression l’expression d’une opinion. En ce sens, pour que le propos puisse être sanctionné, le juge doit, en premier lieu, et tout naturellement, constater l’existence d’une provocation qui se traduit par « un acte positif d’incitation manifeste à la discrimination, à la haine ou à la violence ». Il doit, en second lieu, vérifier que la provocation est dirigée contre une personne ou un groupe de personnes déterminé, et ce, à raison de leur appartenance ou non à une religion ; l’infraction n’étant constituée que lorsque le propos rejaillit sur la totalité de la communauté. Ce second élément témoigne du fait que les délits de presse visent à protéger des personnes ou un groupe de personnes mais non un dogme, une idée, une opinion. L’appréciation stricte de cet élément a notamment permis de mettre en échec des poursuites exercées contre des propos ou dessins accusés de porter atteinte aux croyants. Tel a notamment été le cas dans l’affaire des caricatures de Mahomet qui ont échappé à toute condamnation au motif que tous les fidèles n’étaient pas visés mais seulement les extrémistes[3], et à propos de laquelle les juges ont rappelé que le blasphème n’est pas poursuivi en France[4].

On peut donc critiquer et même tourner en dérision la religion mais on ne peut pas offenser et attaquer directement les croyants. Mila pouvait donc dire « l’Islam c’est de la merde » comme Houellebecq a pu dire avant elle « la religion la plus con c’est quand même l’Islam »[5]. En revanche, elle n’aurait pas pu dire « les musulmans c’est de la merde » au risque de voir établi, si ce n’est le délit de provocation, au moins le délit d’injure envers un groupe de personnes à raison de leur appartenance religieuse. Enfin, on précisera qu’il convient d’établir l’existence du caractère intentionnel des propos, qui se déduit de la teneur même de ces derniers et de leur contexte d’élocution.

Cette actualité signe-t-elle le déclin de la liberté d’expression ?

L’affaire Mila est loin d’être anecdotique au regard de l’étendue et des limites de la liberté d’expression en France. Si le terme déclin est sans doute exagéré, cette actualité témoigne néanmoins du poids de la condamnation que l’on pourrait qualifier de « sociale » et qui paraît bien plus fort que la contrainte juridique. La première réaction de la garde des Sceaux, avant qu’elle ne tempère ses propos, ainsi que la quasi-absence de réaction des milieux politiques et associatifs de défense des droits de l’homme, semblent manifester une certaine crainte de se voir taxer de racisme ou d’islamophobie.

Pour autant, il s’agissait juste de défendre une jeune fille, victime de menaces – y compris de mort –  ainsi que la libre critique des religions, même lorsque le propos « choque, heurte ou inquiète » pour reprendre les termes de la Cour européenne des droits de l’homme. Force est de reconnaitre que vu la réprobation et l’opprobre sociale dont a fait l’objet la jeune femme, notamment sur les réseaux sociaux, il est légitime de penser que peu de personnes, hormis celles qui sont rompues aux violentes attaques, prendront désormais le risque de critiquer une religion, quelle qu’elle soit. En ce sens, on peut alors craindre que la liberté d’expression soit menacée, non par le juge, mais par la société elle-même.

Pour aller plus loin :

Par Nathalie Droin.

[1]  Cons. const, décision n° 77-87 DC du 23 novembre 1977, « Liberté de l’enseignement ».

[2] « La République assure la liberté de conscience ».

[3] CA Paris, 12 mars 2008, Légipresse, 2008, n°252-III, pp. 107 et s.

[4] TGI Paris, 17ème Ch., 22 mars 2007, Légipresse, 2007, n°242, pp. 123 et s.

[5] V. TGI Paris, 17ème ch., 22 octobre 2002, Légipresse, 2003, n°198-I, p. 12.