Xavier Dupré de Boulois, Professeur des Universités à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, décrypte la décision du Conseil Constitutionnel de censurer le délit de consultation de sites internet terroristes.

« La décision du Conseil constitutionnel constitue un coup d’arrêt au développement des infractions pénales dites de prévention »

Pourquoi le Conseil Constitutionnel a-t-il censuré les dispositions de la loi du 3 juin 2016 instituant un délit de consultation habituelle de sites internet terroristes ?

En réalité, cette censure n’est pas vraiment une surprise. Le Conseil d’Etat avait déjà exprimé des doutes sur la constitutionnalité d’une disposition formulée dans les mêmes termes dans un avis de 2012 tout comme le rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale, Pascal Popelin. Certains observateurs avaient aussi pointé des risques d’incompatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme sachant que ce délit n’a aucun équivalent dans les autres Etats européens.

Le Conseil constitutionnel a estimé que l’incrimination pénale de consultation habituelle de sites internet terroristes qui figure à l’article 421-2-5-2 du code pénal porte atteinte à la liberté de communication proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Cette liberté fait l’objet d’une protection renforcée dans la jurisprudence du Conseil parce que, comme il le rappelle dans la présente décision, son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés telle que la liberté d’opinion. En conséquence, il considère que les atteintes à cette liberté ne sont constitutionnelles que si elles passent une sorte de triple test : elles doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées.

En l’espèce, la disposition a échoué à passer ce triple test.

De manière plus précise, le Conseil a d’abord considéré qu’elle n’était pas nécessaire pour parvenir à l’objectif poursuivi par le législateur de 2016 lorsqu’il a institué ce délit à savoir la prévention de l’endoctrinement d’individus susceptibles de commettre ensuite de tels actes terroristes. Pour ce faire, le Conseil a relevé qu’il existe déjà de très nombreux dispositifs pénaux et administratifs qui permettent aux autorités publiques non seulement de contrôler et d’interdire les services de communication au public en ligne provoquant au terrorisme ou en faisant l’apologie mais aussi de surveiller une personne consultant ces services et de l’interpeller et de la sanctionner lorsque cette consultation s’accompagne d’un comportement révélant un projet terroriste.

Par ailleurs, le Conseil a estimé que cette disposition porte une atteinte disproportionnée à la liberté de communication. Elle l’est parce qu’elle autorise des poursuites contre des personnes qui n’adhérent pas à l’idéologie mortifère portée par ces sites internet et qui a fortiori n’ont aucun projet terroriste. Il est vrai que ce délit n’avait pas vocation à s’appliquer en présence d’une consultation de « bonne foi ». Mais le Conseil a relevé le caractère incertain de cette précision puisqu’en même temps l’application de cette incrimination ne supposait pas que l’auteur des faits soit animé d’une intention terroriste.

La décision est rendue sur le fondement de la liberté de communication : comment le Conseil Constitutionnel protège-t-il cette liberté ?

Comme il a déjà été relevé, le Conseil constitutionnel, tout comme la Cour européenne des droits de l’homme, se montre particulièrement vigilant à l’égard des atteintes à la liberté de communication. De manière générale, sa décision se situe dans la continuité de sa jurisprudence antérieure. Le Conseil avait déjà jugé dans sa décision HADOPI du 10 juin 2009 que cette liberté protège également le droit de consultation de services de communication en ligne compte tenu de « l’importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l’expression des idées et des opinions ». De même, et dans la même décision, le Conseil avait décidé de renforcer son contrôle des atteintes à la liberté de communication en l’alignant sur sa jurisprudence relative aux atteintes à la liberté individuelle à travers le recours au triple test de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité de l’atteinte.

Pour autant, cette décision ne doit pas laisser penser que cette liberté serait absolue. De très nombreux motifs sont de nature à justifier des restrictions comme la protection de la vie privée et le respect de la dignité de la personne humaine (par exemple avec les ordonnances du Conseil d’Etat des 9, 10 et 11 janvier 2014 qui ont écarté les recours contre les arrêtés portant interdiction des spectacles de Dieudonné). Le Conseil a lui-même validé des dispositions législatives portant atteinte à cette liberté tel que l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 issu de la loi Gayssot réprimant la négation du génocide commis par les nazis (2015-512 QPC, 8 janvier 2016) et encore la disposition législative permettant le blocage à l’initiative de l’administration de l’accès à des sites internet pédopornographiques (n°2011-625 DC du 10 mars 2011, LOPPSI 2, Rec. p. 122)

Au regard de la motivation de la décision, le législateur dispose-t-il encore d’une marge de manœuvre pour prendre de nouvelles mesures visant à sanctionner la consultation de sites internet terroristes ?

Le Conseil laisse peu de marge au législateur. Il arrive souvent qu’une modification du texte censuré suffise à le « remettre dans les clous » au regard des exigences constitutionnelles comme on l’a vu pour les perquisitions réalisées dans le cadre de l’état d’urgence (Cons. const., n°2016-600 QPC, 2 décembre 2016). Cela est fort douteux pour le délit en cause ici. Une simple modification de la loi qui conduirait par exemple à préciser ce que le législateur entend par les termes « consultation de bonne foi » ne pourrait pas suffire. En ce sens, il peut être relevé que le Conseil a opté pour une application immédiate de l’abrogation de la disposition législative en cause et n’a donc pas reporté les effets de cette annulation pour laisser au gouvernement le temps de proposer au Parlement une nouvelle mouture du texte. Sans surestimer ce refus, on peut y voir de manière sous-jacente l’idée que ce délit est « irrécupérable ».

En réalité, le problème n’est pas tant les modalités de ce délit que son principe même. Comme il a été dit plus haut, la censure prononcée par le Conseil procède en partie du constat qu’il existe déjà de nombreux textes législatifs qui prennent en compte la consultation de sites internet incitant à commettre des actes terroristes. Certains permettent d’imposer la fermeture de tels sites ou le retrait de certains contenus ; d’autres autorisent l’engagement de poursuites contre des personnes qui s’adonnent à cette consultation en rapport plus ou moins direct avec un projet terroriste.

De manière générale, la décision du Conseil constitutionnel constitue un coup d’arrêt au développement de ce qu’on appelle les infractions pénales de prévention c’est-à-dire les infractions qui visent à prévenir la commission d’actes terroristes et qui peuvent jouer en l’absence de réalisation effective de tels actes. Elles se sont multipliées ces dernières années dans le contexte que l’on sait par exemple avec la loi du 13 novembre 2014. Le législateur de 2016 était allé encore plus loin avec ce délit qui permettait de réprimer des comportements sans lien avec un projet terroriste, fut-il à l’état embryonnaire. Il s’agissait en réalité de prévenir un possible endoctrinement lié à la consultation habituelle de site internet, endoctrinement susceptible à son tour de déboucher sur un éventuel projet terroriste. Le lien réel avec l’acte terroriste était donc pour le moins ténu.

Par Xavier Dupré de Boulois