Wanda Mastor, professeur de droit à l’Université Toulouse Capitole et Directrice de l’European School of Law et du centre de droit comparé décrypte les enjeux de la nomination d’un nouveau juge à la Cour suprême des Etats-Unis.

« La nouvelle configuration de la Cour suprême et la pérennité des pans  les plus libéraux de sa jurisprudence sont  désormais dans les mains des sénateurs »

Quelle est la procédure de nomination d’un juge à la Cour suprême des Etats-Unis ?

Suite au décès du juge Antonin Scalia en février 2016, Barack Obama a nommé Merrick B. Garland pour siéger à la Cour suprême. Mais les critiques furent si fortes de la part des Républicains majoritaires au Congrès –estimant qu’il n’appartenait pas à un président en toute fin de mandat de procéder à une telle nomination- que l’audition par le Sénat fut repoussée. La succession de Scalia fut donc l’un des thèmes de la campagne électorale et se joue en ce moment devant le comité judiciaire du Sénat.

Les juges de la Cour suprême ont la particularité d’être nommés ad vitam aeternam, du moins tant qu’ils auront une bonne conduite (during good behaviour). Pendant le XIXe siècle et une bonne partie du XXe, « un juge à la Cour suprême ne prend jamais sa retraite et meurt rarement », selon le célèbre aphorisme de Jefferson. Les changements ont par la suite été moins exceptionnels. Contrairement à ce qui peut être observé en Europe, les membres de la Cour suprême comptent parmi les personnages les plus importants de la société américaine. Aussi les juges Harlan, Brennan, Brandeis, Holmes ou déjà Scalia sont-ils devenus de véritables icônes au-delà de leur seul statut de juge.

Les nominations à la Cour suprême sont extrêmement médiatiques et revêtent une ampleur nationale. L’orientation idéologique de la Cour est toujours un thème important des élections présidentielles, certains candidats faisant de son changement un des objectifs de leur campagne. C’est ainsi par exemple que Ronald Reagan promettait à ses futurs électeurs qu’une fois élu, il nommerait des juges qui s’éloigneraient de la philosophie libérale d’interprétation de la Constitution alors dominante à la Cour. De la même manière, Donald Trump a indiqué pendant la campagne qu’il nommerait un juge pro-life, au moment où la Cour suprême réaffirmait le droit à l’avortement dans une décision adoptée à cinq voix contre trois en l’absence du juge Scalia.

Concrètement, le processus de désignation d’un juge à la Cour suprême se déroule en deux temps. Dans un premier temps, le Président des États-Unis désigne un des futurs membres, secondé par le Procureur général et même par le FBI, tant la menace d’un blocage par les sénateurs est réelle. Dans un second temps, conformément à l’article II, Section II, paragraphe 2 de la Constitution, le comité judiciaire du Sénat doit confirmer la nomination du Président. Une véritable bataille s’engage alors entre partisans et adversaires de la nomination, une « chasse aux antécédents » pouvant être entreprise pour rejeter la proposition de la Maison Blanche. Depuis 1789, la chambre Haute du Congrès a rejeté près de trente nominations présidentielles. C’est dire que « les avis et consentements » imposés par la Constitution ne le sont pas par simple courtoisie.

Quels sont les enjeux d’une telle nomination ?

L’intervention du Sénat dans le processus de désignation d’un juge à la Cour suprême a parfois été entourée de fortes polémiques. Ainsi, la nomination par le Président Wilson en 1916 du juge Brandeis ne fut confirmée qu’à une très faible majorité, les sénateurs lui reprochant des positions trop progressistes. Une campagne de grande ampleur menée par certains syndicats et des groupes Noirs conduisit au rejet de la nomination de Parker souhaitée par le Président Hoover en 1930. De même, ce sont des considérations politiques mais aussi éthiques qui ont motivé le rejet par le Sénat en 1969 de la proposition de Nixon de nommer Haynesworth. L’exemple le plus frappant de cette bataille entre partisans et adversaires de la désignation présidentielle demeure sans aucun doute celui de la candidature de Robert Bork en 1987. Trois semaines d’audiences publiques et télévisées ont précédé le rejet de la nomination de l’ancien juge à la Cour d’appel du district de Columbia. Tout a été -publiquement- passé en revue : les compétences professionnelles du candidat, remises en cause par certains membres de la toute puissante American Bar Association, les dérapages de sa vie privée, parmi lesquels un accident de voiture à l’issue d’un réveillon de Noël. Le présentateur télévisé David Letterman plaisanta même sur le caractère modeste de la barbe de Bork, se demandant si « l’Amérique voulait d’un juge de la Cour suprême qui ne parvenait même pas à décider s’il voulait ou ne voulait pas en porter »  (sic). Au-delà de ces anecdotes révélatrices de l’attention que porte le peuple américain à la désignation des juges de la prestigieuse juridiction, ce sont surtout les positions publiques de Bork sur la jurisprudence de la Cour suprême qui furent critiquées, entraînant l’échec de sa nomination.

Les enjeux sont finalement assez simples à saisir : les décisions portant sur de sujets dits « de société » (avortement, peine de mort, droits des LGBT, port des armes, etc.) sont souvent adoptées à une très courte majorité. Il est particulièrement important, pour ne pas dire indispensable, que l’exécutif puisse compter sur une majorité de sa couleur idéologique. Donald Trump entend ainsi remplacer un conservateur par un autre, en espérant sans doute avoir l’opportunité de nommer un autre juge pendant son mandat. Ce qui ferait pencher la majorité de la Cour dans un sens conservateur. Les pans les plus libéraux de la jurisprudence de la Cour suprême, sur l’avortement notamment, seraient par voie de conséquence susceptibles d’être renversés. Mais il ne s’agit là qu’une hypothèse : l’histoire de la Cour suprême a déjà prouvé que des revirements annoncés n’avaient finalement pas eu lieu. Et c’est justement la question de l’avortement qui était au cœur de cette mauvaise prédiction.

Quels sont les éléments qui risquent de peser dans la confirmation –ou non- de la nomination de Neil Gorsuch ?

Il découle de l’analyse des auditions de Neil Gorsuch, juge depuis 2006 à la Cour d’appel de Denver, une confirmation de la tendance générale de la posture du Sénat face aux nominations présidentielles. Il semblerait, une fois encore, que son consentement dépende de la réponse à la question suivante : comment va se comporter le candidat une fois nommé à la Cour suprême ? Robert Bork s’était ainsi à plusieurs reprises publiquement élevé contre la jurisprudence de la Haute juridiction. D’où les violentes attaques que Ronald Dworkin lui-même lança à de nombreuses reprises, dans le New York Review of Books, contre la conception du droit du candidat. C’est finalement l’ancien juge de la cour d’appel de Californie, Anthony Kennedy, aux positions conservatrices mais bien plus « réservées » que celles de Bork, qui fut nommé à la Cour suprême et qui y siège toujours. Cet épisode laisse à penser que le Sénat donne sa préférence à des candidats aux opinions finalement plus « imprévisibles ». À propos de certaines ingratitudes des juges vis-à-vis du pouvoir exécutif et législatif, le Président Truman déclarait qu’« on ne peut pas s’assurer à l’avance une Cour favorable. J’ai essayé et cela ne marche pas. Chaque fois que vous nommez quelqu’un à la Cour suprême, il cesse d’être votre ami ». Cette indépendance du juge, particulièrement exaltée aux États-Unis, est l’un des éléments de légitimité de la juridiction à laquelle il appartient. C’est ainsi parce qu’elle était en quelque sorte « suspectée » de manquer d’indépendance vis-à-vis de celui qu’elle conseillait à la Maison Blanche qu’Harriett Miers n’est pas allée bien loin dans le processus de confirmation de sa nomination. Désignée le 3 octobre 2005 par George W. Bush pour succéder à la juge démissionnaire Sandra Day O’Connor, l’avocate a été victime de la proximité qu’elle entretenait avec l’ancien président.

Neil Gorsuch, lors du deuxième jour des auditions, a mis en avant cette indépendance vis-à-vis de l’autorité de nomination. Au sénateur Démocrate Patrick Leahy qui l’interrogeait sur l’éventuelle réintroduction de la torture par Donald Trump, le juge fédéral a répondu par la citation des textes l’interdisant (le Detainee Treatment Act et le VIIIème Amendement notamment). Souhaitant une réplique plus circonstanciée, le sénateur reposa la même question à laquelle Gorsuch répondit : « Sénateur, aucun homme n’est au-dessus des lois ». Et le candidat de préciser qu’il n’avait fait aucune promesse à Trump, et qu’« il n’y avait pas de juge Républicain ou de juge Démocrate dans ce pays ; seulement des juges ». A la question très attendue de la sénatrice Lindsey Graham sur le droit à l’avortement, Gorsuch a répondu, toujours de manière elliptique, « qu’il existait un précédent de la Cour suprême réaffirmé à de nombreuses reprises », et que sur ce sujet comme les autres, il n’avait rien promis à Donald Trump.

Connaissant parfaitement tous ces antécédents, Neil Gorsuch a semblé animé de cette volonté de ne pas se prononcer fermement sur les sujets les plus controversés. Si ses positions sur la peine de mort et l’euthanasie sont claires (parce que précédemment exprimées dans des jugements ou écrits académiques), il est en revanche plus discret sur celle relative à l’avortement. Les lecteurs non habitués seront sans doute étonnés de la platitude des réponses, qui pourraient être ainsi résumées : « je ne me prononcerai que dans le cadre de la Constitution »…

Les auditions ont eu lieu la semaine du 20 mars ; le comité judiciaire du Sénat va se prononcer le lundi 27 mars et le Sénat en plénier en avril. La confirmation est loin d’être évidente, au-delà des seules considérations de fond qui pourraient transparaître des auditions. 60 voix sont nécessaires pour que Gorsuch puisse siéger à la Cour suprême dès la mi-avril, or le Parti républicain ne dispose que d’une courte majorité au Sénat (52 sièges). Furieux face à cette opposition de certains Démocrates qui se manifeste depuis l’obstruction faite à l’audition du candidat d’Obama, Donald Trump a exhorté le chef de la majorité républicaine à utiliser le cas échéant « l’option nucléaire ». En d’autres termes, à modifier les règles de vote pour se satisfaire d’une majorité simple (51 voix).

On peut considérer que Neil Gorsuch a réussi son audition, ou plutôt, n’a pas échoué. D’apparence extrêmement calme et respectueux, il est resté volontairement muet ou évasif sur ses convictions personnelles, préférant jouer la carte de l’indépendance. Mais l’ombre de Donald Trump, omniprésente, pourrait être bien plus déterminante que la qualité de la prestation. Le débat est donc, comme dans toutes les branches du pouvoir, y compris pour la supposée « moins dangereuse d’entre elles », hautement politique et la nouvelle configuration de la Cour suprême est désormais dans les mains des sénateurs.

Par Wanda Mastor