La Chambre des représentants vient d’adopter un texte destiné à renforcer certaines sanctions à l’encontre de la Russie, de l’Iran et de la Corée du Nord. Les mesures visant la Russie ont suscité des contestations en Europe compte tenu leur portée extraterritoriale.

Décryptage avec Régis Bismuth, Professeur à l’Ecole de Droit de Sciences Po.

« Ce n’est pas le principe des sanctions qui est en jeu mais leur portée qui a pour effet d’étendre la politique étrangère américaine à des personnes ou des situations qui ne dépendent pas de leur juridiction »

En quoi consistent et dans quel contexte s’inscrivent les sanctions récemment adoptées par le Congrès américain ?

La Chambre des représentants a adopté le 25 juillet 2017 un texte s’intitulant Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act qui renforce les sanctions économiques prises par les Etats-Unis à l’encontre de la Russie, de l’Iran et de la Corée du Nord. Ce texte s’inscrit dans le sillage d’une première initiative du Senat en juin 2017 visant la Russie et l’Iran et adoptée à une très large majorité (97 votes pour, 2 contre et 1 abstention). Un accord a ensuite été conclu entre les deux chambres, le Sénat consentant à une extension du champ des sanctions. Le texte a également été adopté à la Chambre des représentants à une grande majorité (419 votes pour, 3 contre et 11 abstentions). Il n’est pas encore entré en vigueur puisqu’il doit être de nouveau examiné par le Senat (ce qui ne devrait pas poser de difficulté) et être subséquemment signé par le Président Trump qui peut exercer son droit de véto. Cette option apparaît peu probable compte tenu du large soutien bipartisan dont bénéficie ce texte et des investigations en cours concernant les collusions entre la Russie et Donald Trump pendant la campagne électorale.

De ce texte de plus de 180 pages, il est ici utile de se pencher sur deux aspects. Le premier concerne la limitation par le Congrès (Congressional Review) du pouvoir du président de décider unilatéralement de la levée des sanctions adoptées à l’encontre de la Russie (v. la Section 216). Le Congrès souhaite une politique de sanctions cohérente et s’emploie à ce que leur efficacité ne soit affectée par un président parfois versatile, sinon imprévisible. Le second concerne le champ d’application des sanctions visant la Russie, lesquelles ont été adoptées pour diverses raisons, notamment l’influence qu’elle aurait exercée dans la campagne présidentielle américaine, l’annexion de la Crimée et son implication dans le conflit syrien (v. Section 211). Le texte adopté permet en effet de sanctionner toute personne ou entité engagée dans certaines relations économiques avec la Russie (par exemple dans le cadre du développement de ses pipelines). C’est ce champ d’application très large qui a inquiété l’Union européenne (UE) et certains de ces Etats membres.

Pourquoi l’UE et de certains de ses Etats membres ont protesté à la suite de l’adoption de ce texte ?

L’UE a des liens économiques plus étroits avec la Russie que cette dernière avec les Etats-Unis. On comprend aisément que l’Union soit attentive à de telles mesures pouvant affecter les activités de ses entreprises. C’est notamment un dispositif de ce texte qui a suscité les réactions les plus vives. La Section 232 intitulée Sanctions with respect to the Development of Pipelines in the Russian Federation prévoit qu’une personne qui conduit toute activité « that directly and significantly contributes to the enhancement of the ability of the Russian Federation to construct energy export pipelines » peut faire l’objet de sanctions. Cette disposition peut par exemple viser toute entreprise européenne participant au projet « Nord Stream 2 » administré par l’entreprise Gazprom qui permettra d’acheminer le gaz naturel russe directement vers l’Allemagne par le biais de la Mer Baltique. Les sanctions applicables peuvent être particulièrement préjudiciables: interdiction de solliciter des financements auprès des institutions financières américaines, interdiction de participer aux marchés publics aux Etats-Unis, sanctions visant les dirigeants, etc. (v. Section 235).

La Commission européenne a rapidement protesté en soulignant que ce dispositif est de nature à affecter l’indépendance énergétique de certains Etats membres. Sous un angle plus juridique, c’est la dimension extraterritoriale du dispositif qui est cœur des débats, la diplomatie française indiquant ainsi que « la portée extraterritoriale de ce texte apparaît illicite au regard du droit international« . Les sanctions peuvent en effet frapper des personnes physiques ou morales qui ne sont pas de nationalité américaine (absence de lien de rattachement personnel) pour des activités qui n’ont pas de lien avec le territoire des Etats-Unis (absence de lien de rattachement territorial). Ce n’est pas le principe des sanctions qui est en jeu – l’UE avait elle-même adopté une palette de sanctions contre la Russie à la suite de l’annexion de la Crimée (v. le dossier « L’Ukraine et le droit international » publié au JDI) – mais leur portée qui a pour effet d’étendre la politique étrangère américaine à des personnes ou des situations qui ne dépendent pas de leur juridiction. Une telle démarche n’est toutefois pas nouvelle car les Etats-Unis sont coutumiers des dispositifs à portée extraterritoriale, notamment en matière de sanctions économiques (v. le rapport de la mission d’information sur l’extraterritorialité américaine). Le ciblage du pipeline Nord Stream 2 fait d’ailleurs écho à l’affaire du Gazoduc Eurosibérien de 1982 dans le cadre de laquelle la CEE avait à l’époque déjà souligné que ces mesures étaient « unacceptable under international law because of their extra-territorial aspects » (ILM, 1982, vol. 21, p. 894).

L’UE peut-elle répondre efficacement aux éventuelles mesures américaines ?

Le texte adopté le 25 juillet 2017 peut faire l’objet d’ajustements puisqu’il doit être examiné par le Sénat. Le président de la Commission européenne a indiqué vouloir faire pression sur le processus législatif en cours pour défendre les intérêts de l’UE et de ses entreprises. Il a toutefois souligné que « if (EU) concerns are not taken into account sufficiently, we stand ready to act appropriately within a matter of days« . La question est de savoir ce que les institutions européennes peuvent faire concrètement.

Une première option consisterait à solliciter et obtenir des garanties de la part des autorités américaines afin que ces sanctions ne soient pas appliquées à l’encontre des entreprises européennes. Une deuxième option, plus offensive, consisterait pour l’UE à adopter une « loi de blocage » interdisant aux entreprises européennes de se conformer à ces sanctions et prohibant la reconnaissance dans l’UE des décisions américaines fondées sur cette législation extraterritoriale. C’est ce que les Communautés européennes (CE) avaient fait en 1996 à la suite de l’adoption par les Etats-Unis des lois à portée extraterritoriale Helms-Burton et d’Amato-Kennedy qui visaient Cuba ainsi que la Syrie et la Lybie (v. Règlement 2271/96). Enfin, une troisième option plus radicale consisterait à contester la législation américaine devant l’OMC. Une telle action avait été initiée par les CE en 1996 afin de cibler la loi Helms-Burton. Cela avait conduit les Etats-Unis à chercher un compromis avec les autorités européennes.

De manière assez surprenante, l’UE a fait montre ces dernières années d’une timidité troublante lorsque ses entreprises faisaient face à des sanctions significatives aux Etats-Unis sur le fondement de dispositifs extraterritoriaux (par exemple l’amende de neuf milliards de dollars payée par BNP Paribas). Nous avons eu l’occasion de nous interroger sur cette frilosité alors que des stratégies contentieuses pouvaient être déployées (v. étude publiée à l’AFDI). Espérons que les mêmes hésitations n’animent pas les autorités européennes si le projet de la Chambre des représentants venait à se concrétiser.

Par Régis Bismuth