Régis Bismuth, Professeur à l’Ecole de droit de Sciences Po, décrypte l’accord CETA entre le Canada et l’Union Européenne en trois questions.

« Il est excessif de dire qu’en ratifiant le CETA les Etats abandonnent leur liberté réglementaire »

En quoi consiste le CETA ?

Le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement), traité de près de 500 pages (hors annexes), est un accord de partenariat économique conclu entre l’Union Européenne et le Canada. Il instaure un ensemble de « disciplines » (c’est-à-dire des règles) afin de faciliter les échanges économiques entre ces deux blocs, principalement dans le domaine du commerce dans ses multiples déclinaisons (marchandises, services, marchés publics, etc.) et celui des investissements internationaux.

L’éventualité d’un partenariat économique UE-Canada a commencé à être discutée au milieu des années 2000. Il a ensuite été négocié dans une certaine opacité, l’accord n’étant finalement dévoilé qu’en 2014. Cela a été à l’origine de plusieurs critiques, lesquelles ont conduit les parties à réajuster le texte afin d’aboutir à la version finale actuelle.

Dans le contexte particulier de l’UE, un débat a émergé quant à la nature de cet accord afin de déterminer s’il relevait de la compétence exclusive de l’UE ou s’il s’agissait d’un accord mixte devant également être ratifié par les Etats membres. La question de la nature de ce type d’accord n’est pas encore pleinement tranchée dans la mesure où la CJUE est actuellement saisie d’une demande d’avis au terme de laquelle elle devra statuer sur le cas de l’accord UE-Singapour (l’Avocat général Sharpston considérant dans ses conclusions rendues en décembre 2016 qu’il s’agit d’un accord mixte). Pour le CETA, c’est la procédure de l’accord mixte qui a été finalement choisie et il n’est donc pas exclu que l’un des Etats membres de l’UE se refuse à le ratifier.

Dans l’attente de la réalisation de l’ensemble des procédures de ratification, l’Union Européenne et le Canada ont accepté une application provisoire de l’accord pour trois ans. Il est important de préciser que cette application provisoire ne s’étend pas au mécanisme de règlement des différends entre Etats et investisseurs, lequel ne pourrait être activé avant l’entrée en vigueur intégrale de l’accord.

De manière plus générale, les impératifs entourant la conclusion de cet accord semblent dorénavant très largement dépasser les seules considérations économiques. Avec le Brexit, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis qui annonce une nouvelle forme d’isolationnisme et une reconfiguration de nouveaux blocs impliquant notamment Chine et la Russie, il apparait essentiel au Canada et à l’UE de nouer de nouvelles relations privilégiées.

Le CETA menace-t-il la liberté réglementaire des Etats ?

Le CETA libéralise de manière plus intensive le commerce des marchandises en supprimant les droits de douane actuellement applicables sous les auspices de l’OMC pour une large palette de produits. Pour certains produits plus sensibles, notamment dans le domaine agricole, ces droits de douane ont été significativement diminués et il a été fixé certains quotas d’importation. Le CETA procède aussi à une libéralisation accrue du commerce des services, notamment dans les domaines des services financiers, de télécommunications ou de transports, facilite les procédures de reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles ou la mobilité temporaire de certains professionnels. Les marchés publics font également l’objet d’une libéralisation accrue, qui bénéficiera d’ailleurs probablement plus aux opérateurs européens dans la mesure les marchés publics au sein de l’UE étaient déjà largement ouverts dans le contexte de l’OMC. Il est utile de préciser que rien dans le CETA n’impose aux Etats de libéraliser les services publics, par exemple dans le domaine de l’éducation ou de la santé.

Une critique récurrente adressée au CETA consiste suggérer que ce type d’accord est susceptible de menacer la liberté réglementaire des Etats. Est-ce réellement le cas ?

Pour ce qui concerne les aspects commerciaux de l’Accord, le chapitre 21 du CETA est consacré à la « coopération en matière de réglementation ». Il est utile de préciser que rien dans ce cadre n’instaure un mécanisme supranational permettant de supplanter les réglementations nationales ou celles adoptées dans le cadre de l’UE. Il est établi un Forum de coopération en matière réglementaire qui encourage les parties à échanger et se consulter sur des questions réglementaires d’intérêt commun. Si ce Forum ne dispose d’aucune autorité spécifique, il faudra néanmoins être attentif à ce que ses activités soient encadrées afin que les autorités européennes ne deviennent pas une simple chambre d’enregistrement des recommandations qu’il pourrait formuler (par exemple en matière de reconnaissance d’équivalence des réglementations).

Pour ce qui concerne le domaine de l’investissement, le CETA manifeste une volonté certaine de protéger la liberté réglementaire des Etats et d’éviter certaines dérives. Il est important ici de rappeler l’article 8.9 du CETA par le biais duquel les parties « réaffirment leur droit de réglementer » dans des domaines tels que la santé publique, l’environnement ou la protection sociale et précisent qu’il « est entendu que le simple fait qu’une Partie exerce son droit de réglementer, notamment par la modification de sa législation, d’une manière qui a des effets défavorables sur un investissement ou qui interfère avec les attentes d’un investisseur, y compris ses attentes de profit, ne constitue pas une violation ». Le texte instaure par ailleurs des critères très restrictifs pour ce qui concerne les expropriations indirectes.

Il est ainsi excessif de dire qu’en ratifiant le CETA les Etats abandonnent leur liberté réglementaire, mais ce constat ne devrait pas éclipser l’impératif pour les institutions de l’UE de contrôler en amont et en aval les activités du futur Forum de coopération en matière réglementaire. Plusieurs précédents dans des domaines similaires témoignent en effet que c’est le plus souvent du manque de surveillance de mécanismes de coopération informels que découlent des situations de capture de la réglementation par des intérêts privés.

Quelles innovations concrètes apporte-t-il en matière de règlement des différends entre Etats et investisseurs ?

Il s’agit là d’un sujet capital qui a attiré l’attention des médias. Le Canada a déjà eu à faire face à près d’une trentaine de procédures d’arbitrage Etats-Investisseurs, notamment dans le cadre de l’ALENA (Accord de Libre-Echange Nord-Américain) à la suite de réclamations d’investisseurs américains. Il s’agît d’un mécanisme qu’ils connaissent et pratiquent régulièrement depuis une vingtaine d’années. Cela est moins vrai au niveau des Etats de l’UE, même si certaines réclamations ont suscité une attention particulière, à l’instar de celle visant l’Allemagne dans le cadre de l’affaire Vattenfall résultant de la décision des autorités allemandes de sortir du nucléaire.

Dans le cadre de la négociation du CETA, l’UE a eu à répondre aux inquiétudes et critiques d’une opinion publique opposée au mécanisme d’arbitrage Etat/investisseur perçu comme opaque et biaisé en faveur des investisseurs. Ces différentes expériences et précédents ont donc poussé les deux parties à améliorer le système de règlement des différends afin qu’il protège mieux les intérêts des Etats et les aspirations de la société civile.

Le CETA prévoit ainsi l’instauration d’un tribunal permanent composé de 15 membres (5 ressortissants d’un Etat membre de l’UE, 5 ressortissants du Canada et 5 ressortissant d’Etats tiers) à partir duquel seront exclusivement choisis les arbitres dans chaque différend. Les membres de ce tribunal seront soumis à un code de conduite et il ne leur sera plus possible de pratiquer à la fois en tant qu’arbitre et conseil. De même, un mécanisme d’appel est mis en place afin d’assurer une plus grande cohérence dans la jurisprudence, mais des doutes subsistent sur sa compatibilité avec la Convention CIRDI. Le CETA s’emploie également à améliorer la transparence du système de règlement des différends en instaurant le principe de la publication des pièces de procédure et celui de l’ouverture des audiences au public. Sur ces aspects, la transparence de ce système est même supérieure à celle existante dans le contexte du règlement des différends de l’OMC.

Les innovations offertes par le CETA en matière de règlement des différends sont donc significatives et répondent de façon utile et précise aux critiques formulées à l’endroit d’un mécanisme d’arbitrage Etat/investisseur qui présentait plusieurs failles. De façon assez surprenante, l’attention se focalise sur la question du règlement des différends alors que les risques résultant du CETA semblent davantage résider dans le clair-obscur de comités techniques dépourvus de toute prérogative juridiquement contraignante et, en apparence, inoffensifs.

Par Régis Bismuth