Alors que le Conseil constitutionnel vient de rendre publique sa décision de ne pas censurer la loi d’habilitation à prendre par ordonnances des mesures pour le renforcement du dialogue social, Jean-Emmanuel Ray*, Professeur de droit privé à l’Université Paris 1 – Sorbonne et à Sciences Po et Membre du Club des juristes décrypte en détail la réforme du droit du travail, dont les premières mesures entreront en vigueur à la fin du mois de septembre.

 « Ces cinq ordonnances ne constituent que l’Acte I de la pièce « Transformation du marché du travail français» qui en compte trois »

 Cette réforme semble très volumineuse. Mais que change t-elle au fond ?

 Il faut remonter aux lois Auroux de 1982 pour avoir un tel bouleversement : c’est une autre conception du droit du travail qui se fait jour, à deux points de vue.

Celui des Trente Glorieuses visait à toujours mieux protéger les salariés, sous contrat à durée indéterminée. Ces ordonnances relèvent davantage du droit de l’emploi, cherchant donc à supprimer les obstacles ou irritants qui dissuadent en particulier les TPE/ PME d’embaucher. Mais elles veulent aussi adapter notre marché du travail au Grand Chambardement numérique qui s’annonce.

– Liberté d’entreprendre: le retour. De valeur constitutionnelle et figurant dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE, la liberté d’entreprendre en sort manifestement grandie. Ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle pour les salariés, contrairement à ce que pensent les bien français adeptes de la défiance systématique et du forcément gagnant / perdant.  

Pour les entreprises, les gains en termes de réactivité (ex : la fusion d’autorité délégués du personnel + comité d’entreprise + CHSCT, mais que l’on aurait pu moduler car les problèmes ne sont pas les mêmes dans une entreprise de 345 salariés ou de 2168), et de sécurisation sont réels, cette dernière étant omniprésente.

D’abord en visant à éviter de coûteux contentieux à l’issue judiciaire aléatoire (cf. possibilité pour l’employeur de préciser les motifs du licenciement, plafond/plancher de dommages-intérêts incitant à négocier). Contentieux aux effets jusqu’à présent cataclysmiques  lorsqu’il aboutissait à l’annulation  d’un accord collectif : ainsi du mécanisme de forfait-jours d’une convention de branche visant 356.000 cadres autonomes déclaré nul quatre ans après sa mise en œuvre, avec donc retour rétroactif à la norme : 35h pour tout le monde…Le nouvel article L.2262-13 exige donc légitimement que le demandeur apporte la preuve que l’accord qu’il conteste n’a pas été négocié ou conclu conformément à la loi. L. 2262-14 fixe ensuite un très bref délai de prescription: deux mois. Enfin, et comme l’avait proposé le rapport du Club des juristes de  juin 2015 (« Sécurité Juridique et Initiative Économique »), grâce au nouvel article L. 2262-15, le juge social pourra décider que  l’annulation de l’accord collectif « ne produira ses effets que pour l’avenir, ou moduler les effets de sa décision dans le temps ». Enfin !

– Fluidifier les transitions professionnelles liées à la Révolution Numérique. Ces cinq ordonnances ne constituent en effet que l’Acte I de la pièce « Transformation du marché du travail français» qui en compte trois ; ce qui explique en partie le beau calme de nos partenaires sociaux.                                                 

 Car notre modèle Trente Glorieuses (le salariat à vie dans des entreprises industrielles, sur lequel reposait notre protection sociale) est déjà fort chahuté par le Numérique. Exemple emblématique : les  chauffeurs d’Uber. Plutôt que d’opposer contrat de travail et travail indépendant (prisé par les nouvelles générations pour lesquelles la subordination n’est pas un idéal insurpassable), avec résultat judiciaire dans deux ou trois ans, commencer par faire converger leur protection sociale, but essentiel du contentieux en requalification, et poussant nos juges à voir des salariés partout.

La Ministre du Travail travaille donc déjà sur l’acte II : la réforme de la formation professionnelle  et de l’apprentissage (32 milliard d’euros en tout, dont sept gérés par les partenaires sociaux), si importante pour affronter la société de l’immatériel et la robotisation. Avant de s’attaquer à l’Himalaya : l’assurance-chômage aujourd’hui gérée paritairement, dans une logique de facilitation des transitions professionnelles dans le monde qui vient. Cet acte III  prendrait la  forme d’une allocation-chômage universelle ouverte aux salariés démissionnaires, donc volontairement privés d’emploi : avec un effet sur les ruptures conventionnelles homologuées, mais aussi une mobilité professionnelle accrue des meilleurs collaborateurs allant plus volontiers voir ailleurs. Allocation également ouverte aux professions libérales, petits patrons ou artisans voulant, ou devant se reconvertir.  Universelle ? Est-ce encore une assurance, avec des cotisants pouvant devenir bénéficiaires ? Financé pas nos impôts ou la CSG, ce nouveau système remettrait  en cause la gestion paritaire  des partenaires sociaux, ce qu’ils n’apprécient guère (cf. la prochaine séance du séminaire « Politiques de l’Emploi » le 13 octobre prochain : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Ressources/File/427840) .

Sur la procédure bien particulière de concertations bilatérales ?

 « Une démocratie ne peut fonctionner que dans la mesure où l’on ne discute pas trop d’idées 
abstraites, car, sur les idées abstraites, on ne s’entend jamais. Or, les Français n’aiment, dans la politique, que les idées qui sont le moins possible souillées par les considérations vulgaires qui touchent au monde réel » (R. Aron, Introduction à la philosophie politique, 1954).  

Finies donc les grandes « Conférences Sociales » au CESE, où les postures respectives étaient plus importantes que le fond. L’article L.1 de notre Code du Travail relatif  à la nécessaire concertation préalable des partenaires sociaux a cette fois pris une forme inédite, que n’a pas censurée le Conseil d’Etat dans son premier avis du 22 juin 2016.

Pourquoi ?

Car depuis deux ans,  tous ces  terrains avaient été labourés à plusieurs reprises. S’agissant de la négociation collective, avec le rapport rendu par Jean-Denis Combrexelle en septembre 2015 («  La négociation collective, le travail et l’emploi »), avec sa conclusion toujours d’actualité : « Rien ne serait pire que de laisser croire que la rédaction habile par le gouvernement et le Parlement de tel ou tel article du code du travail sur les rapports entre accords d’entreprise et accords de branche serait suffisante pour créer le dynamisme, l’innovation et le progrès social. C’est d’abord de confiance, de responsabilité, de volonté d’agir ».

Avec d’exceptionnels spécialistes du social dans les cabinets à l’Elysée, Matignon et rue de Grenelle un débat approfondi et moins sous le regard des camarades des confédérations concurrentes. Ce qui n’exclut évidemment pas, côté Gouvernement, un aspect tactique ; mais jusqu’à la fin, aucune confédération n’a refusé de se prêter au jeu. aux côtés de la Direction générale du Travail, place donc aux tête-à-tête politiques puis techniques, moins médiatiques mais permettant

Enfin, sur la fameuse « inversion des normes » ?

 Simple slogan d’abord techniquement ridicule: la Constitution reste tout en haut, suivie des traités, lois puis décrets: rien ne pouvait changer. Mais tout en bas également: le contrat de travail reste soumis au principe de faveur, et ne peut déroger à rien: ni à la loi, ni aux accords collectifs : il doit même s’y plier davantage. 

Même au sein du champ conventionnel ensuite, le projet initial du « Tout négociation d’entreprise » est loin lorsque l’on fait le bilan de la nouvelle articulation branche/ entreprise, avec sa logique de primauté par domaine. Car certains  relèvent par nature de la branche (minima salariaux pour l’anti-dumping social, protection sociale complémentaire, formation professionnelle ou financement du paritarisme  pour la mutualisation), d’autres ne pouvant être efficacement traités qu’au niveau où le problème se pose (ex : durée du travail, emploi).

Quels seront ces trois blocs ?

– Bloc 1. Onze domaines « obligatoires », où la branche a la primauté : comme depuis mai 2004, salaires minimaux, classifications, etc…Mais la liste s’est singulièrement allongée, passant de six en août 2016 à onze un an plus tard.  Avec un contentieux futur particulièrement délicat, car ce premier bloc se termine par : «les stipulations de la convention de branche prévalent sur la convention d’entreprise (…), sauf lorsqu’elle assure des garanties au moins équivalentes ». Cette primauté retrouvée de l’accord d’entreprise dans une déclinaison nouvelle de l’ordre public social laissera beaucoup, beaucoup de latitude aux juges, a fortiori en cas d’accord donnant-donnant. Ainsi d’une prime de branche de 280 euros transfigurée par accord d’entreprise en trois jours de repos, ou d’un accord de maintien de l’emploi.

 – Bloc 2. Quatre domaines « facultatifs », et à vrai dire assez réduits, où la branche peut décider elle-même, expressément, de sa primauté (pénibilité, travailleurs handicapés…). Mais avec la même réserve finale, redonnant la main aux accords d’entreprise globalement plus favorables. 

– Bloc 3 enfin : tous les autres sujets, donc la grande majorité, où l’accord d’entreprise aura la primauté, qui devient la règle.

Le domaine d’auto-normie de l’entreprise est donc très élargi, l’alliance objective FO/CPE et U2P en faveur des branches ayant fini par avoir gain de cause. C’est une bonne chose dans un pays où la majorité des salariés travaillent dans des sociétés sans délégués syndicaux, où la négociation dans les PME  est un serpent de mer depuis 1982. La convention de branche doit y être TGV pour les grandes avec service juridique et délégués syndicaux, et omnibus pour les TPE/PME soucieuses  d’accès à la flexibilité, aujourd’hui encore collectivement négociée.  

Les ordonnances en deux mots ?  Un acte I sur la flexibilité pour l’entreprise associant liberté d’entreprendre  et liberté conventionnelle.  Suivra la sécurité pour l’actif,  avec la réforme de la formation professionnelle  puis du chômage.

Par Jean-Emmanuel Ray
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Jean-Emmanuel Ray publiera en octobre prochain la 26° édition de « Droit du travail, droit vivant »