Après son analyse du « Muslim Ban », et du second décret anti-immigration de l’administration TrumpIdris Fassassi, Maître de Conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas, LL.M. Harvard Law School, décrypte les dernières évolutions relatives au décret anti-immigration outre-Atlantique. 

« Les juges américains prennent Trump au piège de ses propres déclarations »

Quelles ont été les suites judiciaires du nouveau décret adopté par le Président Donald Trump en matière d’immigration?

Trois décisions importantes ont été rendues la semaine dernière.

La première, passée relativement inaperçue, est celle de la Cour d’appel fédérale du Neuvième Circuit en date du 15 mars, portant sur le premier décret. Il s’agit de la même Cour qui avait confirmé la suspension de ce décret le 9 février dernier. Cette première décision avait été rendue par un panel de trois juges. Conformément aux règles de procédure, un des juges de la Cour a demandé à ce que l’affaire soit réexaminée par une formation élargie, c’est à dire une formation comprenant le Président de la Cour et dix autres juges. Cette demande de réexamen a été rejetée le 15 mars. Cette décision, qui confirme donc la suspension du premier décret, n’a pas de conséquence directe dans la mesure où, on le sait, l’administration a adopté un nouveau décret le 6 mars dernier. L’intérêt de cette décision tient toutefois aux arguments développés par cinq juges dans une opinion dissidente.

 Selon eux, la Cour aurait dû réexaminer l’affaire et annuler la suspension du décret. Leur argument, qui s’appuie sur un précédent de la Cour suprême, est que les juges ne doivent pas substituer leur appréciation à celle de l’Exécutif. Dès lors qu’il existe un fondement légitime et une raison valable invoquée, à savoir la sécurité nationale, les juges ne sauraient s’engager dans une analyse des motivations de la puissance publique. Ils ne doivent donc pas « regarder derrière le rideau ». Il s’agit, selon eux, de défendre un principe constitutionnel en vertu duquel le contrôle des actes de l’exécutif en matière d’immigration doit être limité.

La deuxième décision importante, rendue le 15 mars également, est celle d’un juge fédéral à Hawaï concernant le nouveau décret. Quelques heures avant l’entrée en vigueur du texte, ce juge a prononcé la suspension sur tout le territoire américain des dispositions phares du décret, au motif que celles-ci constituent probablement une violation des dispositions constitutionnelles interdisant les discriminations sur le fondement de la religion. Au-delà du texte, le juge s’est fondé sur le contexte et les nombreuses déclarations de Donald Trump et de ses conseillers durant et après la campagne, qui conduisent un « observateur objectif et raisonnable » à conclure que le décret avait été adopté dans le but de désavantager une religion particulière. Les modifications opérées ne sauvent donc pas le nouveau décret.

Quelques heures plus tard, un juge fédéral dans le Maryland a lui aussi suspendu certaines dispositions du décret en s’appuyant sur les déclarations passées de Donald Trump.

Le Président a rapidement réagi à ces décisions, tout d’abord en dénonçant un acte « politique », et ensuite en indiquant sa volonté de faire appel et d’aller, si besoin est, devant la Cour suprême.

Que penser de ces décisions ?

Ces décisions soulèvent, au-delà de l’affaire, des questions importantes quant au rôle des juges et à la portée de leur contrôle, à un moment où le Président en place a une conception très extensive de ses propres pouvoirs.

L’argument des cinq juges dissidents de la Cour d’appel du Neuvième circuit, qui appellent à plus de déférence envers l’Exécutif, doit être pris en compte. Il est en effet logique et bien établi par la jurisprudence que le contrôle des actes de l’Exécutif sur des matières comme l’immigration et la sécurité nationale doit être limité, dans la mesure où les juges ne disposent pas du même pouvoir d’appréciation et des mêmes informations que le Président. Il faut aussi être conscient des lourdes difficultés qui surgissent lorsque les juges s’engagent dans une analyse des motivations ou du contexte entourant une mesure. On peut également se demander dans quelle mesure des propos tenus durant la campagne peuvent ou doivent être appréciés pour évaluer des actes adoptés en tant qu’élu. Le problème néanmoins est qu’il est difficile, et quelque peu hypocrite, de demander au juge de s’en tenir au texte et de ne pas regarder « derrière le rideau », quand l’Exécutif lui-même a révélé ce qu’il y a derrière le rideau. Ce type de raisonnement formaliste conduit ainsi à une certaine forme d’hypocrisie. De plus, en matière religieuse, la Cour suprême a reconnu que le juge pouvait appréhender le contexte pour apprécier une éventuelle « hostilité masquée » de la puissance publique à l’égard d’une religion.

Le paradoxe est que, sans ce contexte et sans les déclarations de campagne de Donald Trump sur l’interdiction de l’accès au territoire des personnes de confession musulmane, le nouveau décret aurait très probablement été validé par les juges. Donald Trump est en quelque sorte pris au piège par ces propres déclarations qui, politiquement et dans le cadre de la campagne, ont pu le servir mais qui, devant les juges, jouent maintenant en sa défaveur.

Cette saga judiciaire devrait se poursuivre. D’ailleurs, la Cour compétente pour juger d’un recours contre la décision du juge fédéral à Hawaï n’est autre que la Cour d’appel fédérale du Neuvième circuit…qui devra donc se prononcer à nouveau, cette fois-ci sur le deuxième décret.

Ces questions ont-elles été abordées lors des auditions du juge Gorsuch pour sa nomination à la Cour suprême ?

Les auditions de Neil Gorsuch, actuellement juge à la Cour d’appel fédérale du Dixième circuit et nommé par le Président Trump en remplacement du juge Scalia décédé l’an dernier, ont débuté la semaine dernière devant le comité judiciaire du Sénat.

Les sénateurs démocrates lui ont effectivement demandé son point de vue sur le décret interdisant l’entrée sur le territoire des ressortissants de certains pays. De manière assez logique, Neil Gorsuch a refusé de répondre, en indiquant qu’il ne pouvait se prononcer sur une affaire en cours, tout en indiquant que la Constitution protégeait la liberté religieuse et le principe d’égalité.

Les sénateurs démocrates lui ont également demandé son point de vue sur les déclarations virulentes de Donald Trump à l’égard des juges. Neil Gorsuch a répété qu’il trouvait cela « démoralisant » et « décourageant » lorsque « l’honnêteté, l’intégrité ou les motivations des juges sont critiquées ».

De manière plus générale, les auditions ont pour l’heure été relativement décevantes, dans la mesure où le candidat s’efforce d’en dire le moins possible, en indiquant qu’il ne peut se prononcer sur telle ou telle question car elles sont susceptibles de lui être soumises ultérieurement, ou en s’abritant derrière des formules générales telles que « j’appliquerai le droit ». Une telle approche est devenue, ces dernières années, une sorte de figure imposée, afin d’éviter des discussions sur des sujets sensibles, qui sont pourtant ceux que le candidat aura à connaître en tant que juge.

La profondeur des réponses est ainsi inversement proportionnelle à l’importance des enjeux en cause. Et si les candidats s’efforcent de soutenir qu’ils sont « liés par la Constitution » et que leur marge de manœuvre est ainsi réduite, la politisation de la procédure de nomination, qui a d’ailleurs conduit les sénateurs républicains à refuser d’auditionner le candidat nommé par Barack Obama, traduit l’inverse.

Par Idris Fassassi