Dans le cadre de la présentation du projet de loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social, Emmanuelle Barbara, Membre du Club des juristes et enseignante à l’Ecole de Droit de Sciences Po Paris et à l’Université Paris 1 – Sorbonne, décrypte l’exposé des motifs du texte.

« Le modèle social ne tient pas qu’aux seules dispositions du Code du travail »

« Le projet de loi d’habilitation à prendre par ordonnances les mesures pour le renforcement du dialogue social » annonce-t-il la « fin de notre modèle social » ?

Les termes de la polémique qui s’installe opposent ceux qui s’érigent comme les défenseurs du modèle social, c’est-à-dire du Code du travail vu comme le siège immuable de toutes les protections consenties aux salariés, contre ceux qui, voulant le réformer, n’auraient d’autre objectif que celui de porter atteinte au modèle social.

Les termes de ce débat sont éculés. Personne n’est pour la précarité ni pour la fin de notre modèle social.

Le modèle social, entendez tout dispositif visant à garantir l’accès des personnes à un travail, assorti des droits et protections qui vont avec, exige paradoxalement entre autres, pour le rendre effectif, l’adaptation du Code du travail aux évolutions de notre époque.

De surcroît, s’interroger sur le point de savoir si ce projet de loi d’habilitation est ou non une « Loi Travail ++ » n’apporte rien au débat, tant cette affirmation esquive de répondre à la question du temps qui passe.

Ce qui est intéressant dans ce projet de loi d’habilitation, c’est davantage l’exposé des motifs que l’esquisse des mesures figurant dans les 8 articles consacrés à la réforme, mesures qui pourraient être encore ajustées au cours des semaines à venir.

Replacer la logique de cette loi dans un contexte de futures modifications touchant d’autres secteurs que le strict droit du travail et dont elle ne constitue qu’un des six volets, avec pour objectif de mieux organiser l’attribution des protections aux personnes, traduit un changement d’époque où les sujets sont abordés de manière transverse et non plus en silo uniquement. Le modèle social ne tient pas qu’aux seules dispositions du Code du travail.

En quoi l’annonce dans le préambule du projet de loi d’habilitation des autres volets de la réforme change-t-elle la donne ?

Dans le texte examiné à la fois par les partenaires sociaux et le parlement à compter du 4 juillet, il faudra tenir compte du contenu de l’exposé des motifs qui recèle les ressorts d’une démarche inédite. Tirant les conséquences d’un écosystème qui a radicalement changé du fait de la conjonction de la globalisation des échanges, de la compression du temps grâce à la révolution technologique en cours et des aspirations individuelles à davantage de maîtrise sur sa trajectoire professionnelle, le projet de loi énonce en creux que l’objectif consiste à fluidifier l’accès aux avantages du modèle social à tout un chacun qui travaille, y compris à qui n’est pas titulaire ou plus titulaire d’un CDI, actuel sésame pour construire sa vie.

En posant notamment l’extension de l’accès à l’assurance chômage des travailleurs indépendants qui n’y avaient pas droit, y compris aux salariés démissionnaires, en soulignant que la formation qui relève le niveau de compétences pour éviter de perdre son employabilité, on affirme que le siège des protections se situe dans les droits conférés à la personne plutôt qu’à un poste de travail immuable tenu par le salarié. À une période où l’on ne cesse d’interroger les augures pour savoir si le salariat se diluera bientôt ou un jour dans le retour du travail à la tâche – question pour le moins anticipée tant le nombre de salariés est encore plus que majoritaire- notre modèle doit s’organiser pour réévaluer au travers d’un ensemble de mesures, y compris à venir, la place aujourd’hui à peine reconnue à d’autres formes d’emploi figurant désormais à côté et non pas en deçà du salariat qui a été conçu comme le statut hégémonique, source de tous les avantages et protections.

Est-ce que l’on se dirige vers un droit de l’actif ?

Il est trop tôt pour le dire, mais les termes de cet exposé des motifs sont susceptibles d’engager le pays sur cette voie. Bien sûr, l’assurance chômage étendue aux indépendants et aux démissionnaires salariés est un pilier de ce que pourrait être ce futur droit de l’actif, mais il est insuffisant en soi. L’existence du compte personnel d’activité (CPA) qui n’a pas l’air d’être à ce stade évoqué pourrait être à l’avenir le véhicule et le socle individualisé de tous les droits que l’actif se constitue au gré de ses expériences professionnelles de quelque nature qu’elles soient. En réalité, le « droit au mouvement sécurisé » que l’on tend à offrir aux personnes y compris aux salariés grâce à cette réforme, revient à encourager leur mobilité professionnelle avec les garanties qui leur assurent, non seulement la maîtrise de leur projet de carrière, mais aussi l’accès aux attributs de la vie tout court. Dans ce cadre, il sera nécessaire d’engager une réflexion sur l’élargissement des protections contre l’accident du travail, sur l’accès au logement et surtout l’accès au crédit pour qui n’est pas titulaire d’un CDI en bonne et due forme, qu’il soit salarié ou non.

Puisque nous vivons le temps des paradoxes, ce n’est qu’en facilitant les entrées et sorties de l’entreprise en fonction de ses besoins et des aspirations des salariés plutôt qu’en organisant pour le pire les conditions d’un enchainement à un emploi faussement éternel, que l’on peut espérer atténuer la précarité et la maîtrise de la technologie.

Par Emmanuelle Barbara