Alors que les négociations autour du Brexit s’annoncent tendues sur différents aspects, Aurélien Antoine, Professeur de droit à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne décrypte les crispations intereuropéennes liées à la question de Gibraltar.

« Accorder un statut dérogatoire à un territoire pour qu’il continue de bénéficier de l’application du droit de l’Union européenne alors qu’il appartient à un État qui en sort est peu cohérent »

Pourquoi le Brexit engendre-t-il des tensions hispano-britanniques au sujet de Gibraltar ?

Gibraltar est un enjeu stratégique militaro-commercial qui a toujours suscité les convoitises. D’abord musulman, le Rocher est définitivement passé à la Couronne espagnole au XIVe siècle avant que la Grande-Bretagne le conquière en 1704 et en acquière juridiquement la propriété au terme de la guerre de Succession d’Espagne par le traité d’Utrecht de 1713. Jusqu’à la fin du XXe siècle, les affrontements diplomatiques n’ont jamais réellement cessé, les Espagnols accusant de façon récurrente les intrusions britanniques en territoire espagnol et en zone neutre, notamment par l’établissement de structures militaires. Le Royaume-Uni a pu aussi s’inquiéter de l’activité militaire espagnole alentour, mais a souvent adopté un comportement hésitant en offrant à plusieurs reprises la cession à l’Espagne.

Les tensions ont été vives sous Franco avant de s’apaiser nettement avec la démocratie et l’ouverture européenne de l’Espagne. Grâce à la libre circulation des personnes consacrée par les traités communautaires, l’enclave britannique n’est plus forcément perçue comme telle. Malgré le fait que ce territoire bénéficie d’un statut dérogatoire en droit de l’Union européenne (exclusion des politiques agricole et de la pêche communes, de l’Union douanière, et de l’acquis Schengen), les crises diplomatiques sont bien plus rares. La dernière anicroche remonte à 2013 à propos des zones de pêches.

Le Brexit vient remettre en cause cet équilibre. Bien qu’attachés à la souveraineté britannique, les 30 000 habitants de ce confetti territorial de 6,5 Km2 sont presque unanimement favorables au maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Ils ont voté à près de 96 % pour le « remain » le 23 juin 2016. Il est aisé de le comprendre : par sa petite superficie, le Rocher n’accueille que des activités de services qui tirent largement profit du Marché unique. En outre, de nombreux travailleurs sont des frontaliers dont le statut pourrait être remis en cause par la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Du côté espagnol, le Brexit inquiète l’Andalousie dont la partie frontalière, appelée Campo di Gibraltar, dépend largement du Rocher en matière d’emplois et de contribution à la croissance de la région.

Face aux risques du Brexit, le Gouvernement de Mariano Rajoy a rapidement évoqué l’idée d’une réintégration dans le giron espagnol de Gibraltar au moins partielle afin qu’il puisse continuer de profiter des avantages de l’Union européenne. Pour les négociateurs européens, le Rocher apparaît comme un atout dans le « poker menteur » qui les oppose avec les Britanniques dans l’optique des pourparlers sur le Brexit. En précisant dans ses lignes directrices que la situation de Gibraltar devra faire l’objet d’un accord entre Madrid et Londres, Donald Tusk consent à l’Espagne un droit de regard sur un territoire sous souveraineté britannique. En avançant une telle option vertement critiquée outre-Manche, le président du Conseil veut sans doute marquer la fermeté et la solidarité des Européens face à un Gouvernement britannique qui n’a pas forcément fait montre de bonnes dispositions en vue des négociations.

Le statut de Gibraltar pourrait-il évoluer sans le consentement exprès du Royaume-Uni ?

Les Espagnols avancent de nombreux arguments pour contester la souveraineté du Royaume-Uni sur le Rocher. Ils s’appuient notamment sur une rédaction ambiguë de l’article X du traité d’Utrecht qui n’évoque qu’un transfert de propriété, et non de souveraineté. Cependant, ces arguments qui pourraient justifier que l’accord britannique ne soit pas nécessaire au futur de Gibraltar, n’emportent pas la conviction pour trois raisons.

En premier lieu, le statut actuel de Gibraltar au sein de l’Union européenne dépend de celui du Royaume-Uni. En deuxième lieu, Londres et Madrid avaient discuté, au début des années 2000, d’un accord de condominium permettant l’exercice de deux souverainetés, ce qui tend à démontrer que l’avenir du Rocher ne saurait exclure le Gouvernement britannique. En troisième et dernier lieu, les Nations Unies ont admis depuis 1964 que Gibraltar a un droit à l’autodétermination en application de la résolution 1514. Plus précisément, il appartient aux deux puissances européennes de trouver un accord avec les autorités locales de Gibraltar pour toute question relative à son avenir. La Constitution de Gibraltar de 20061 consacre également ce droit à l’autodétermination qui avait justement conduit au rejet de l’arrangement hispano-britannique de 2002, relatif à la mise en place du condominium. Si la question de la souveraineté est en cause, le statut de Gibraltar ne pourra évoluer qu’avec la négociation tripartite entre Londres, Madrid, et Gibraltar avant que les citoyens soient consultés en application de la Constitution de 2006.

Quel rôle l’Union européenne pourrait-elle jouer dans l’évolution de ce statut ?

Le positionnement est difficile pour l’Union européenne. Accorder un statut dérogatoire à un territoire pour qu’il continue de bénéficier de l’application du droit de l’Union européenne alors qu’il appartient à un État qui en sort est peu cohérent. C’est la raison pour laquelle les lignes directrices, en faisant rentrer l’Espagne dans le jeu des négociations relatives à Gibraltar, laissent la porte ouverte au condominium – dès lors, bien sûr, que le peuple de Gibraltar l’accepte in fine. Le Gouvernement et le Parlement britanniques ne veulent pas entendre parler de cette possibilité qui, pourtant, ne peut être éludée. Finalement, le cas de Gibraltar n’est pas si éloigné de celui de l’Irlande du Nord pour laquelle le rattachement à la République d’Irlande a été évoqué en application du droit à l’autodétermination reconnu par les Accords du Vendredi Saint. L’avenir de Gibraltar passera sans doute par l’élaboration d’un statut sui generis. Dans cette perspective, l’Union européenne doit préserver la cohérence des libertés fondamentales des traités et le droit à l’autodétermination des peuples concernés. Or, pour l’heure, le Gouvernement britannique ne semble pas être sur la même longueur d’onde, même si la tendance est à l’apaisement entre Theresa May et Donald Tusk.

Par Aurélien Antoine

1 Juridiquement, il s’agit d’une ordonnance prise en Conseil privé de la Reine après accord transpartisan gibraltarien, du Foreign Office, puis du Parlement de Gibraltar avant l’approbation par référendum.